Tu vois, Rose, comme tout a bien poussé ? Les rosiers ont recouvert les murs, et les buis créent un ombre fraîche au bord des allées. Et le cyprès, le petit cyprès que nous avions planté ensemble, je crois que je n’aurais jamais pensé vivre assez vieux pour le voir dépasser le toit de notre maison. Notre jardin est si beau, rose, j’adore y marcher.
Au loin, derrière la haie, on voit nos montagnes. Il y a bien longtemps que je ne suis pas monté là-haut, sur les sommets couverts de neige. On jouait à scruter l’horizon, à essayer de voir le plus loin possible, là-bas, notre maison. Là, c’est le clocher, là, le château de ton père, là, ça doit être notre ferme…
Quand nous parlions du château, toujours, toujours, tu te serrais dans mes bras. Je me sentais si heureux d’étreindre tes épaules, ma brune, de sentir ta douceur entre mes mains. De te protéger du frisson qui courait parfois le long de ta nuque quand nous parlions de ton père.
Dans les montagnes, en redescendant, nous déracinions des bruyères et des framboisiers. Certains poussent encore derrière la maison, sous les grands saules de la mare. Je déterrais pour toi les racines de réglisse, et je les nettoyais dans l’eau des torrents. A l’époque, nous étions presque les seuls à marcher dans la montagne. On rencontrait des bergers, des chasseurs, mais personne qui comme nous se promenait sans but précis, pour rien d’autre que contempler les paysages.
J’avais acheté un grand sac à dos. Nous y mettions des couvertures et quelques vivres ; puis, sur le chemin du retour, nous le remplissions de plantes, de racines et de fleurs. Ainsi avions-nous notre quitus, notre permis de marcher – la fille du Comte et son docteur, le dimanche, ils herborisent…
Ce n’était qu’un prétexte, ma Rose, mais tu t’étais prise au jeu. Tu comparais les pétales, les ports, les feuilles et les espèces. Tu collectais des fleurs malingres dans un herbier en cuir, tu les laissais sécher plusieurs semaines. Tu replantais des simples au jardin, comme si cela avait eu une véritable importance.
Mais à force d’entendre ceux qui passaient sur la route s’extasier sur les plantes, à force d’entendre les patients me dire, Docteur, vous qui connaissez les fleurs… j’ai fini par m’y mettre à mon tour. Peut-être pour te faire plaisir. Les vieilles du pays me confiaient le secret de leurs tisanes, le nom occitan des fleurs, les vertus des herbes. Et je me souvenais de tout, ma Rose, et parfois je m’en resservais. J’ai entendu Ludovic dire hier soir à son père :
« Tu te rends compte, Papa, à la fac de médecine, on m’a dit que Papy était considéré comme un des précurseurs régionaux des médecines naturopathes ! »
Je n’ai pas entendu la réponse d’André – je ne crois pas qu’il y avait beaucoup de tendresse, Rose. Tu sais ce qu’il pense de tout ça. Et je ne lui donne pas tort. La santé par les plantes, comme on disait alors… Moi aussi, au fond, j’ai toujours trouvé cela un peu ridicule.
Je me souviens de ton père, à la fin de ces rares repas dominicaux que nous détestions tellement, avec sa voix métallique : Hé bien mon gendre, j’ai entendu dire que vous soigniez par les plantes… Mon gendre, êtes-vous un médecin ou un charlatan ?
Et ta mère qui étouffait un rire, voyons Charles, laissez-le, vous le taquinez trop.
Moi, derrière le rictus ironique, je n’ai jamais vu de taquinerie. Juste du dédain et de la colère.
Le vieux docteur Baux me l’avait dit en me laissant sa pratique. Vous verrez, mon jeune confrère, vous vous plairez dans ce pays. Les hommes y ont mauvais caractère, comme la nature ; mais une fois que vous vous y serez fait, vous ne pourrez plus repartir. Méfiez-vous tout de même de ce vieux fou de Comte. Il méprise tout le monde, et surtout ceux qui, comme vous ou moi, lui sont intellectuellement supérieurs… De toute façon, vous n’aurez sans doute pas affaire à lui, il se vante partout qu’il emm… la médecin.
Le vieux docteur avait raison. Avant de te connaître, en trois ans, je sais que je n’ai jamais parlé à ton père. Je l’avais aperçu lorsqu’il passait près de l’Eglise, le dimanche matin, et sans doute croisé alors que je me promenais dans les champs. Mais, chaque fois, il faisait semblant d’ignorer ma présence, et cela me convenait parfaitement.
Tu te souviens de moi, Rose, quand j’étais un jeune médecin ? Au début, je rêvais de repartir m’installer en ville ; dès que je le pouvais, je prenais le train et j’allais passer la soirée avec mes camarades de faculté. Pourquoi t’enterres-tu là-bas, George, quelle vie te fais-tu ?
Nous étions en 1950 et la ville rayonnait de couleurs. Je rêvais d’une voiture de sport, des jupes bleues des femmes ; mais je n’avais pas beaucoup d’argent, et j’avais décidé qu’il fallait d’abord que je fasse mes preuves dans mon petit village retiré.
Attendre, attendre encore. Passer mes journées, de consultations en visites, et me retrouver le soir devant la soupe au potiron que servait ma logeuse sur une nappe à carreaux, à la lueur d’une lampe à huile – parce que l’électricité, vous comprenez, docteur, il n’y a que le comte et le maire qui l’aient…
Dans ma chambre, il y avait mes deux costumes, mon sac à dos et mes livres de médecine. Parfois, j’achetais un roman, parfois je songeais à tenir le journal de mon existence ; puis je me disais que c’était sans intérêt.
Je ne peux pas bien l’expliquer, Rose, mais je vivais très bien comme ça. Je n’avais pas d’ami, mais un docteur n’était pas censé en avoir. Au café, le dimanche, je jouais au billard avec le maire et l’instituteur, et nous buvions quelques verres de vin rouge ou d’anisette en parlant de tout et de rien.
Rien ne se passait, rien n’arrivait. Les journées se succédaient, à la fois pleines d’activité et étrangement vides. J’attendais simplement, avec une patience que je ne me connaissais pas. Je crois que j’étais heureux.
Etrange, d’ailleurs, comme les images de cette époque coïncident dans mon esprit avec les films que j’ai vus depuis. Bien sûr, les paysages et les visages ne sont pas les mêmes ; les costumes, les accessoires, ne sont rien d’autres que des déguisements ; et pourtant, Rose, chaque fois que je regarde un film qui retrace cette époque, j’ai l’impression de voir quelque chose d’aussi réel que ma propre vie. J’ai l’impression qu’ils conservent, mieux que ma pauvre vieille tête, la mémoire de ce que j’ai connu.
C’est une impression étrange. Nous étions là, tous trois si pleins de nous-mêmes, si sûrs de notre vocation, de nos missions. En adéquation parfaite avec le rôle que nous jouions.
Je suis passé près du café du village, la semaine dernière, en revenant du marché. Le billard français a disparu depuis longtemps, remplacé par des jeux vidéo. La décoration venait d’être refaite. Par la porte ouverte, j’ai vu un petit groupe de jeunes et quelques habitués.
Tout cela est si loin de moi maintenant. Sans doute que je connaissais du monde – deux vieux ivrognes m’ont fait un signe, et quelques jeunes m’ont salué ; ils faisaient partie de la dernière génération que j’ai soignée. Mais j’avais l’impression d’une distance infranchissable, comme si la petite vie tranquille qui battait dans ce café m’était devenue pour toujours inaccessible. La porte était ouverte, Rose, mais je n’aurais pas pu entrer.
Je crois que je peux me souvenir encore du visage du maire, de ses moustaches noires et de son gilet gris ; il dégrafait un bouton de son col pour se pencher sur la table. Sa voix roulait les « r » pour énoncer des phrases définitives - Le rrétrrro, Messieurs, est le plus beau coup du billarrd frrançais…
Nous portions tous les trois notre meilleur costume ; le curé, quand il passait devant la porte, nous adressait un petit signe courtois.
S’il avait pu entrer, nous aurions formé à nous quatre l’ensemble des gardiens des gens du village. A moi les corps, à l’instituteur les esprits, au curé les âmes et au Maire les voix. C’était sans doute lui qui, des quatre, se chargeait de la plus basse besogne – arbitrer, juger les litiges, organiser la vie collective en respectant le droit et les vies privées.
En contrepartie de l’ingratitude de cette tâche, et contrairement à nous, il n’était pas tenu au secret professionnel. Je me rappelle encore l’entendre jurer à voix basse contre tel ou tel mauvais coucheur, tel voisin acariâtre, tel ivrogne notoire qui battait femmes et enfants. L’instituteur, plus discret, se contentait de hocher la tête, bouche pincée, comme pour approuver en silence, comme pour montrer que ces révélations de comptoir corroboraient ses propres remarques sur l’éducation des enfants. Quant à moi, Rose, je me gardais du moindre commentaire, du moindre mouvement qui aurait pu passer pour une trahison du secret médical. Et pourtant, oui, il arrivait souvent que les racontars du maire me fassent comprendre soudain pourquoi la femme du dernier fils Bastide avait tellement de mal à raconter les circonstances de sa chute, ou pourquoi le petit Mathieu toussait si fort cet hiver – son père n’avait toujours pas été payé de la récolte précédente, les travaux de la toiture avaient pris du retard.
Oui, si le curé était entré dans le café, un de ces dimanches, nous aurions pu à nous quatre reconstituer l’essentiel de la vie de chaque famille du village. Voilà peut-être pourquoi nous étions salués avec autant de respect. Pourquoi la table de billard se libérait toujours lorsque nous arrivions.
Il y avait pourtant cette autre composante, cette impression obscure qu’il nous aurait été impossible d’exprimer ; dans notre scène idéale de la vie de village, au-delà de notre optimisme et notre foi au progrès, quelque chose d’ancien perdurait.
Au milieu de la commune, entouré par ses terres, le château du Comte se dressait. Un vrai château du XIVe siècle, un vrai comte issu de la vieille noblesse. Il possédait à lui seul plus des deux tiers des terres du village, et ce qui restait n’était constitué que de petites fermes et de terres que ton père ou ses ancêtres avaient daigné laisser à quelques familles, parcelle par parcelle, comme on jette aux oiseaux des bouts de pain rassis.
C’était comme si, à côté de notre autorité intellectuelle, de notre prestige tout neuf, une partie beaucoup plus ancienne se jouait. Des siècles et des siècles de fermage, de droit coutumier, de traditions orales et d’inégalités admises, s’achevaient sous nos yeux.
La première guerre avait vidé les campagnes de leurs hommes ; la deuxième avait vidé les hommes de leurs illusions. Au village, le maire était socialiste, l’instituteur radical ; et bien que je fusse moi-même assez indécis quant à mes propres opinions politiques, on me prenait pour un libre-penseur – tout simplement parce que le vieux docteur Baux, à qui j’avais racheté sa pratique, s’était toujours déclaré adepte de cette théorie.
Quelle que soit notre couleur politique, nous savions, nous sentions que le monde venait de changer. Tout ce que nous apprenions peu à peu sur les événements de la guerre – cette bombe atomique qui n’avait finalement pas eu comme seule conséquence de faire capituler le Japon, les millions de morts, les camps près de chez nous, l’horrible sens des déportations… Cinq de mes camarades de faculté avaient été raflés, et nous avions fini par comprendre que nous ne les reverrions jamais. Nous ouvrions les yeux jour après jour sur une idée terrifiante : au-delà des rationnements que nous avions connus, de la réalité brutale de la zone non-occupée, des combats entre résistants et boches, au-delà des attentats et des représailles sanglantes – bien au-delà de tout ça, l’humanité avait failli se supprimer elle-même dans un acte barbare et insensé.
Et tous trois, autour de notre billard, nous nous sentions, en parlant u village, comme au chevet d’un malade qui venait d’échapper à la mort par miracle ; un monde qui se serait réveillé un matin, comme amnésique, et serait sorti lentement dans un jardin pour profiter du premier rayon de soleil du printemps. Les penseurs, les éditorialistes, les hommes politiques se chargeraient de rééduquer le malade, de l’aider à se souvenir, de le guérir à jamais ; quant à nous, nous nous sentions comme des infirmiers émus et graves, attentifs, prêts à se précipiter au moindre signe de rechute. Nous nous tenions droits, dans notre meilleur costume, appuyés à nos queues de billard comme à des béquilles salutaires.
Quelle était la place de ton père, le Comte, dans tout ça ? Je me le demande encore. Nous aurions aimé le soupçonner de collaboration, mais aux dires du Maire, il s’était montré intraitable aussi bien avec l’occupant qu’avec la Résistance. Nous le sentions pourtant en partie responsable de ce qui était arrivé – la vieille caste arrogante, arc-boutée sur ses droits, représentait pour nous tout ce qui, dans la première moitié du siècle, avait empêché l’humanité d’accéder enfin au bonheur que le Progrès rendait possible.
Même sans le connaître, je le méprisais. Mes parents étaient morts dans un bombardement, presque par accident, au milieu de la guerre ; et c’était comme si mon passé avait disparu avec eux. J’étais entièrement tourné vers l’avenir, optimiste, soucieux de la vie des uns et des autres – à l’opposé, selon moi, de ce vieillard émacié que l’on voyait passer le dimanche, raide comme le justice sur son grand cheval, absolument indifférent à ceux qui l’entourait, dédaigneux et chargé d’Histoire. Un anachronisme, presque une insulte à nos yeux d’hommes d’après-guerre. Même le curé, d’après ce que nous en savions, ne trouvait pas grâce aux yeux du Comte. Il n’entrait jamais dans l’Eglise le dimanche ; le château possédait sa propre chapelle, et un vague cousin faisait office de chanoine.
Sans descendre de cheval, le Comte saluait ses fermiers et leurs employés, parfois quelques chasseurs regroupés devant la fontaine, paradait devant le regard émerveillé des enfants, puis repartait vers son domaine comme un loup vers son abri. Parfois même, il ne s’adressait à personne, et se contentait de faire le tour de la place au pas, les sabots de son cheval claquant sur les pierre ; et j’avais l’impression que cette parade, ce défilé solitaire, avait pour but de nous convaincre que, tous, qui que nous soyons, quoi que nous fassions, nous n’étions que des paysans sans importance, qui ne faisaient que passer sur ses terres, comme de vulgaires lierres qui auraient poussé sur un chêne centenaire.
Quand je pense à ce temps-là, Rose, je me demande à quel point tout ceci est vrai. Peut-être que je me trompe, que j’ajoute aux rares images qu’il me reste des souvenirs plus tardifs, des raisonnements et des pensées qui ne sont venus que plus tard. Peut-être qu’à cette époque je trouvais parfaitement normale et agréable cette vie monotone, engluée dans ses codes et ses rituels.
Et puis tu es arrivée dans mon existence. C’était un vendredi, je m’en souviens, une fin d’après-midi sans lumière. Il avait plu pendant des jours, et j’étais seul dans mon cabinet. J’avais fini mes visites avant le déjeuner, rempli des papiers et fait une longue sieste. A quelques jours de Noël, et sauf en cas d’accident, je pouvais parier que personne ne viendrait me consulter.
Je me souviens que je rêvassais à la lumière de la faible ampoule de mon bureau. Je me demandais comme toujours quand je pourrais, si je pourrais, m’installer enfin en ville.
Un bruit dans la salle d’attente ; tu as frappé et tu es entrée sans attendre. Tu avais dix-neuf ans, j’ignorais qui tu étais et tu pleurais toutes les larmes de ton corps.
Le Maire m’avait peut-être dit un jour, au détour d’une conversation, que la fille du Comte faisait ses études dans un pensionnat suisse. Je m’étais sûrement imaginé une horrible pimbêche, pleine de la morgue de son père et de préjugés.
Tu as commencé par me dire qui tu étais. Même là, je n’arrivais pas à imaginer le moindre lien entre le comte et ta beauté délicate, tes cheveux noirs et les larmes dans tes grands yeux.
Ainsi, tout peut arriver dans un pensionnat suisse. Y compris qu’une des pensionnaires se retrouve enceinte de deux mois sans l’avoir avoué à personne.
Je ne me suis pas seulement demandé ce que je devais faire. Il y avait dans mon cabinet une jeune fille de 19 ans, malade de honte et de peur, malade de sa naïveté, d’une morale idiote et mensongère, de ses rêves d’enfant. Et, pendant que, de sanglots en sanglots, tu me racontais ton histoire, je me remémorais ce que mes livres d’étude disaient de l’avortement.
Je ne pense pas que tu m’aies cru, Rose, quand j’ai prétendu ce jour-là avoir déjà pratiqué l’opération. Je t’ai aussi menti quand je t’ai dit ne connaître personne d’autre qui se chargerait de l’opération. Peut-être même qu’il y avait d’autres solutions auxquelles je n’ai pas voulu songer.
Tant bien que mal, je t’ai réconforté. Je tentais de me persuader que mon intérêt pour toi ne devait rien à ton charme. J’ai accepté sans ciller la mise en scène que tu avais imaginée.
Il faisait beau le dimanche matin ; c’était un des jours d’hiver au soleil pâle, où la terre craque sous la gelée. Je suis passé par le café, un peu plus tôt que d’habitude. Ni le maire ni l’instituteur n’étaient arrivés. J’ai échangé quelques paroles avec l’aubergiste, parlé de cet hiver qui n’en finissait plus, du soleil qui pointait à la fenêtre. Puis j’ai annoncé que je partais marcher dans la campagne ; qu’on prévienne mes partenaires habituels que je serais peut-être un peu en retard.
Tu m’attendais comme prévu, dans un bosquet à l’écart du passage des chasseurs. Tu paraissais maîtresse de toi, Rose, une grande fille sage et décidée auprès de son cheval. Nous sommes assis un instant sur une pierre. Je t’ai dit que j’avais besoin de reprendre mon souffle, et c’était vrai. Mais cela n’avait rien à voir avec la marche. C’était juste que mon cœur battait si fort dans ma gorge, mes mains qui tremblaient, mon ventre noué. Juste de te voir, ma Rose, j’ai compris que j’étais amoureux. Tu souriais comme une princesse. Je me sentais lourd et pataud. Tu semblais t’amuser quand tu as entrepris de salir et déchirer le bas de ta jupe ; j’ai pris un peu de terre entre mes mains, et j’en ai mis quelques traces sur ta joue. C’était la première fois que je touchais ta peau.
J’ai pris le cheval par la bride et nous avons marché jusqu’au village. Arrivés aux premières maisons, tu as baissé la tête et ton beau visage est devenu pâle. Je t’ai conseillé de t’allonger sur l’encolure, mais tu as secoué la tête.
La première personne que nous avons croisée était le neveu de ma logeuse. Je lui ai dit de courir vers le château ; il rencontrerait sans doute ton père sur le chemin. Il devait le prévenir que sa fille avait fait une chute de cheval, et que le Docteur, qui l’avait découverte, l’avait ramenée à son cabinet.
J’ai fermé les portes à clé, tiré les rideaux, allumé la lampe. Les instruments étaient prêts depuis la veille ; il ne m’a pas fallu une heure pour achever l’opération.
Au moment même où je rangeais les pinces stérilisées dans le tiroir, j’ai entendu ton père entrer en trombe dans la salle d’attente, et se mettre à secouer la poignée de la porte du cabinet.
J’ai attendu de longues secondes que mon cœur cesse de battre la chamade ; je t’ai contemplée, ange émergeant à peine du sommeil de l’éther. Puis je suis sorti du cabinet en prenant bien soin de faire écran de mon corps dans l’embrasure de la porte.
Tout va bien. Votre fille a fait une mauvaise chute, elle est seulement commotionnée, elle dort, maintenant.
- Je veux la voir.
- Je vous l’ai dit, elle dort. Elle a besoin de repos. Vous pouvez rester là à l’attendre, ou aller chercher une automobile pour la ramener. Je ne pense pas qu’il soit prudent de la transporter avant ce soir.
- Mon jeune ami, sachez que je n’ai pas l’habitude prendre des ordres de vos semblables. La courtoisie m’oblige à vous remercier de vos services, mais j’exige de voir ma fille sur-le-champ.
- Monsieur, qui que vous soyez, ce cabinet est le mien, et vous n’avez rien à exiger.
Tu m’as dit un peu plus tard avoir tout entendu dans un demi-sommeil. Tu m’as dit que j’étais le premier homme à oser s’opposer à ton père.
Ce n’était que justice. Bien plus qu’à l’opération, bien plus qu’à revoir ton visage, je m’étais préparé toute la nuit à l’affronter, à prendre la pose du médecin rigoureux et inflexible.
Ce que je n’ai jamais osé te dire, Rose, c’est ce que j’ai vraiment vu dans son regard. Tu as entendu un dialogue, le jeu de deux comédiens ; mais dans les yeux glacés de ton père, sur son visage, j’ai aperçu des choses dont tu n’as jamais eu idée. Comme s’il avait eu le pouvoir de lire dans mon âme, de passer au-delà de nos mots figés, de tout comprendre en une fraction de seconde. J’ai vu l’angoisse se transformer en surprise, peut-être en colère l’espace d’un instant, puis en résignation, en dédain.
Les jours suivants, j’ai presque dû forcer l’entrée du château pour venir te voir. Mais j’ai tenu bon, refusé de cesser mes visites.
Tu étais reçue au bac, ta scolarité était finie. En prenant pour excuse la faiblesse laissée par ta chute, tu as évité les bals et les mondanités. Tu as commencé à te promener à pied dans la campagne, autour du château.
Un an plus tard, nous étions mariés. Tu te sentais pousser des ailes, tu bravais les interdits et la colère de ton père. Mais as-tu jamais senti qu’il ne s’opposait à notre mariage que de façon machinale, comme s’il t’avait déjà perdue ?
Il t’a proposé que nous nous installions ici, dans cette ferme inoccupée ; une fois par mois, il te faisait savoir qu’il t’attendait à déjeuner le dimanche, et que tu pouvais emmener ton mari.
On pourrait penser que le temps adoucit les choses, que même les pierres connaissent l’érosion. Mais j’étais avec ton père la veille de sa mort – je n’étais pas son médecin, à peine tolérait-il que je lui fasse ses piqûres quotidiennes, et je ne montais au château que pour pouvoir te tenir informée de sa santé. J’étais avec le Comte, et alors que je repartais, depuis son lit à baldaquins, il a craché dans mon dos son dernier venin.
Elle n’aurait jamais été votre femme sans ce que vous lui avez fait. Souvenez-vous, quand vous aurez une fille. Elle ne sera jamais vôtre…
Si seulement il avait ri pour atténuer la portée de ses paroles… Il avait le ton froid, cassant, de celui qui sait parfaitement ce qu’il dit. Ton salaud de père était doué pour les malédictions.
André ne marchait pas encore quand nous avons enterré son grand-père. Cela faisait presque dix ans que nous nous étions installés dans cette maison, pour laquelle, bien que tu ne le saches pas, je versais un loyer à ton père.
Sans doute aurions-nous dû nous enfuir dès le début, partir nous installer en ville pour échapper à tout ça ; mais nous avions pris cette habitude de nous promener, de faire nos excursions en montagne ; je m’étais mis à aimer ce village, nous avions planté notre jardin.
A la mort du Comte, ton frère nous proposa même d’habiter une partie du château, car vivre à la campagne ne l’intéressait pas. Pendant quelques années, tu aidas ta mère à assurer l’entretien du château.
Les événements d’Algérie se terminaient, et même ici on avait fini par les appeler une guerre. J’ai vu revenir des garçons du village, silencieux et meurtris. Les premiers rapatriés sont arrivés ensuite, dont certains ont acheté les terres que ton frère vendait.
Quand nous marchions dans la montagne, où André nous accompagnait parfois, nous percevions de saison en saison les modifications profondes du paysage. Les haies disparaissaient, avec les prés et les landes ; la terre retournée, à la fin de l’automne, recouvrait les collines d’un beige uniforme, d’une tache qui couvrait de plus en plus de surface.
Tant de choses arrivèrent pendant ces années, Rose. Je me souviens du milieu des années soixante, de ce vent de liberté. Je me souviens de Brassens et de la musique anglaise. Te souviens-tu de la première fois où je suis allé travailler sans mon costume ? Du village qui se dépeuplait ? Te souviens-tu de ces jeunes gens qui parlaient de retour à la terre, de collectivisme et d’amour ? J’avais fait refaire un cabinet moderne, éclairé, avec une table en verre et des fauteuils à un pied. André allait vers ses dix ans, nous fumions tous des gauloises et ta mère avait fini par mourir. Nous avions acheté une DS blanche, et nous avons pris l’habitude de passer chaque année une ou deux semaines en montagne. Le Tyrol, la Bavière, Les Highlands, l’Atlas… Tu étais près de moi pour contempler le monde. Je voudrais pouvoir me souvenir de chacun de ces jours, de chacun de ces paysages. Quand je montre aux enfants d’André les photos jaunies de ces voyages, ils rient de mes cheveux longs, de nos vêtements. Parfois, ils s’extasient devant les perspectives, devant les petites églises ou les monuments. Je sourie secrètement. De tout cela, sans les photos, il ne me resterait aucune trace. Ce n’est pas ça qui compte, Rose. C’est me souvenir de ton visage et de ton sourire d’ange. C’est d’avoir vécu tout ça à tes côtés.
A l’automne 67, tu es à nouveau tombée enceinte. Ce serait une fille, tu me le promettais.
Tu étais la plus belle du monde.
J’ai beau y réfléchir, Rose, je ne me souviens jamais des nuages. Nous nous aimions si fort. Peut-être que j’idéalise cette époque – je suis un vieil homme à présent – mais je ne retrouve l’image d’aucune dispute, d’aucun froid, d’aucune fatigue. Chaque matin je me levais pour m’émerveiller de tes yeux. Chaque journée pénible, chaque idée triste, disparaissait le soir quand nous nous retrouvions. Tout était si simple. Je n’arrive même plus à imaginer quelles pouvaient être nos pensées.
C’est si limité, le cerveau d’un vieil homme. Quand je n’ai plus les photos, mes souvenirs se font imprécis, comme vaporeux. Seuls quelques fragments me restent – ils n’ont ni sens ni date.
Tu replantes un buis dans l’allée, je te regarde, les mains couvertes de terre, concentrée seulement sur le petit arbuste, sur la terre à tasser à son pied ; tu n’as même pas conscience de ma présence. Tu portes un tablier de toile grise, un chapeau de paille troué et le bout de ta langue pointe entre tes lèvres. Je suis tellement amoureux de toi. Je m’avance d’un pas, ton regard se détourne et voilà qu’un sourire explose sur ton visage. Mon amour. Ma beauté.
Quand tu m’embrasses, les verts et les bleus des cyprès, l’odeur de la terre, le parfum des buis et les fleurs blanches d’une viorne… Voilà ce qu’il me reste, au fond, de quatorze ans de bonheur.
Lequel est le plus triste, Rose, entre celui qui n’a jamais vu lumière et celui qui a peu à peu perdu la vue ?
L’enfant est mort-né. C’était bien une fille. Je t’ai ramenée de l’hôpital sur le siège arrière de notre nouvelle voiture. Quand je te regardais dans le rétroviseur ; je revoyais la jeune fille que j’avais escortée à cheval, quatorze ans auparavant.
Tu conduis trop vite.
Je crois que j’ai compris, maintenant, pourquoi c’est cette simple phrase qui m’a mis les larmes aux yeux. Bien sûr, nous étions fatigués, bouleversés tous deux ; nous pensions à André, à tous les efforts qui nous aurions à faire pour lui éviter notre deuil.
Mais c’était la première fois que j’entendais un reproche dans ta bouche. J’ai pensé que j’étais stupide. Que j’attachais trop d’importance à une simple formulation. Que je me trompais sans doute en me disant que, d’habitude, tu m’aurais dit S’il te plaît, conduis moins vite. Qu’il n’y avait aucune différence. Que je ne m’inquiétais de ça que par écho à mes propres pensées tristes.
Je crois que je me souviens mot à mot de tout ce qui m’est venu à l’esprit à ce moment précis. Sans doute parce que j’avais saisi ton regard dans le rétroviseur. Sans doute parce que quelque chose au fond de moi, cet instinct qui précède la parole, avait déjà senti que quelque chose s’était irrémédiablement brisé.
Tu es restée une semaine dans notre chambre. Tu ne lisais pas, tu ne demandais rien. Tu avais l’air absente quand André venait t’embrasser. Parfois, je croyais voir des larmes séchées au coin de tes paupières – mais non, tu n’avais pas pleuré, pourquoi te poser encore cette question ? Tout ce que tu avais, c’était un peu de fatigue, je pouvais le comprendre, non ? Après tout, j’étais médecin… La paix, tu voulais la paix. Qu’on te laisse seule.
Mon inquiétude, ma sollicitude permanente, t’irritaient. Je me suis installé un lit dans la chambre de derrière.
La vieille folle de la ferme d’Encapots m’a dit, un jour que je passais voir un de ses fils atteint d’une forte angine, Vous savez docteur, les femmes qui perdent une enfant, certaines en restent folles…Faites-lui sentir du jasmin. Faites-lui boire de l’eau de la source d’Escanecabres. Avant, on disait que c’était le diable, frustré qu’on lui retire si vite une petite âme, qui se vengeait sur la mère…
Il y a quelques années, un peu après ma retraite, André m’a montré le mémoire d’un de ses étudiants en médecine sur la dépression postnatale. Tous les symptômes qu’il décrivait, toutes les phases, tous les cycles, m’ont rappelé ta maladie, Rose. Tes crises de larmes, tes colères inexpliquées. Les moments où tu me regardais, hagarde, comme si quelque chose t’échappait.
S’échapper. Je rentrais sans doute un peu plus tard du cabinet, chaque soir. André ne comprenait pas. La seule fois où nous en avons parlé, il m’a laissé entendre que, pour lui, j’avais tout simplement abandonné sa mère. Mais à l’époque, il y avait si peu de traitements efficaces en psychiatrie, si peu de médicaments et de diagnostics fiables… Les méthodes les plus empiriques, directement héritées des recettes de grand-mères, côtoyaient les moyens les plus radicaux et violents. Oui, Rose, j’ai refusé sans te le dire, sans le dire à André, les traitements par électrochocs que les américains venaient d’inventer.
Tu t’éloignais de moi un peu plus chaque jour. J’avais l’impression de te voir emportée, éloignée de moi comme un nageur par un courant, comme si nos chemins bifurquaient à jamais. Parfois, de trop rares fois, nous nous retrouvions quelques heures, je voyais à nouveau briller dans tes yeux cette étincelle de joie et d’amour que j’avais toujours crue immortelle ; puis quelque chose d’infime, le cri d’un oiseau, la chute d’une feuille, une auto qui passait, te replongeait dans un silence morose.
Oui, Rose, la mémoire est cruelle. Je n’ai plus que quelques images des quatorze années de notre bonheur ; mais le détail des quelques années qui suivirent est gravé dans mon esprit. Tes promenades qui duraient de plus en plus longtemps ; les fois où je dus partir à ta recherche, la nuit tombée, en cachant à André mon inquiétude. Je te retrouvais souvent aux grilles du château, ou près du bosquet où nous nous étions donné rendez-vous vingt ans auparavant.
Tu t’es mis à prendre la voiture, à partir sur les routes, en ville, pour l’après-midi. Une nuit d’avril, tu n’es pas rentrée. A minuit, j’ai fini par prévenir les gendarmes, en leur demandant s’ils avaient entendu parler d’un accident de voiture. Mais tu es revenue le lendemain, sans me donner d’explication. Et tu as recommencé à peine un mois plus tard.
Tu ne me disais jamais rien, mais je pouvais sentir tes reproches ; l’air de la maison était comme empoisonné par un silence permanent, par les mots et les colères que nous retenions l’un envers l’autre. Mille fois j’ai pensé que tu allais me parler, que tu allais éclater enfin ; j’osais espérer une crise salutaire, une explication qui règlerait tout. Mais les semaines, mais les mois ont passé sans que jamais tu ne sembles avoir envie de m’adresser la parole pour autre chose que des questions purement utilitaires.
J’insistais parfois beaucoup pour vous emmener tous deux à la montagne. Le grand air, m’assurait-on, ne pouvait que te faire du bien. Je n’en ai jamais constaté aucun. Je crois que tu te sentais tout simplement beaucoup plus fatiguée, et André s’est vite dégoûté de ces randonnées silencieuses et sans joie, de ces pauses obligées pour admirer des points de vue qui ne nous intéressaient pas.
Je sais qu’il y a eu d’autres hommes. Des moments où, comme tu le disais, tu te retrouvais enfin. Dans leurs bras. Je n’ai jamais su qui ils étaient. Tu sais, Rose, si jamais j’avais su qu’ils te rendaient heureux, je l’aurais accepté avec joie. Mais même cette joie que tu ramenais sur toi comme un manteau vulgaire ne durait que quelques heures.
Cent fois, mille fois cette même conversation, ces mots qui tournaient en rond, Tu veux me quitter, Rose, tu veux que je m’en aille ? Quelle importance, George, fais ce que bon te semble, laisse-moi juste me reposer…
Les gens du village ont vite compris la situation. Nos amis les plus proches ont essayé de m’aider à supporter Je voyais dans leurs yeux qu’ils me plaignaient, que certains auraient voulu m’aider
En 1971, un soir, à la fin de l’automne, je ne t’ai pas trouvée à la maison. André était interne au collège, à quelques kilomètres à peine du village – lui-même semblait préférer le pensionnat à la vie chez nous.
La voiture était dans la grange ; j’ai sifflé le chien, et je suis parti à pied vers le château. Je t’ai trouvée deux heures plus tard dans le bosquet, inanimée, le visage couvert de terre. J’ai résisté au besoin de te prendre dans mes bras, de te ramener en te portant jusqu’à la ferme : du sang coulait de ton oreille, il me fallait du secours.
Je n’ai eu à me justifier devant personne. Elle est tombée, voilà tout. Personne ne m’a demandé comment cela avait pu se produire. Je n’en suis toujours pas certain moi-même. T’es tu lancée de toutes tes forces contre cette pierre, Rose ? T’es tu jetée depuis les branches d’un arbre comme je l’ai pensé dès le départ ? Nous ne l’avons jamais su. Je n’ai jamais cru que ce soit un accident.
Tu t’es réveillée deux jours plus tard, à l’hôpital. On m’a appelé en urgence, et je t’ai retrouvée enfin. Tu étais radieuse. Aussi belle qu’au premier jour. Si heureuse de me voir, Rose, comme si jamais rien n’était arrivé.
La mémoire est cruelle, Rose. Qui pourrait croire que, presque vingt-cinq ans après, quand je repense à cette visite, le même sentiment, le même coup de poignard me traverse quand je repense à tes paroles Alors, George, j’avais raison ? C’est bien une petite fille ?
Je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer, comme je pleure maintenant. Heureusement que le soir tombe. Les enfants d’André ne me verront pas.
Quand je suis revenu le lendemain matin, on t’avait changé de chambre. On t’avait retrouvée la nuit, dans le jardin de l’hôpital, en train d’errer sous la lune. Tu parlais de l’enfant, de ton père. D’un enfant qu’on t’avait arraché.
J’ai discuté longtemps avec mon confrère de l’hôpital. C’est lui qui m’a parlé de cette clinique où l’on mettait en pratique les idées les plus avancées en matière de psychiatrie. Nous étions médecins, il nous était facile, en faisant jouer nos relations, d’obtenir une place. Immédiatement, s’il le fallait. Nous t’avons laissée quelques jours en observation, en espérant que ce n’étaient que des séquelles temporaires de ta chute. Mais tes symptômes n’ont fait qu’empirer. Quand tu m’as traité de salaud, quand tu t’es mise à hurler en me voyant, j’ai fini par signer la demande.
André a mis des années à me pardonner ma décision. Il avait à peine onze ans quand on a envoyé sa mère à l’asile. Il n’a jamais vu tes crises, entendu les horreurs que tu proférais. Il ne t’a jamais vue te jeter sur moi en disant que j’avais ruiné ta vie.
Il ne se souvient que d’une femme distante, atone, au regard figé. Que rien ne semblait intéresser ou atteindre. D’une femme superbe qui s’était éloignée à tout jamais. Le vendredi soir, j’allais le chercher à la sortie du collège. Nous prenions ma voiture, ou le train, et nous faisions dans la nuit les trois cents kilomètres qui nous séparaient de la clinique. Nous dormions à l’hôtel, il faisait ses devoirs sur la table de chevet. La visite durait de onze à quatorze heures ; très vite, nous avons pris l’habitude de partir un peu plus tôt, pour ne pas avoir à supporter le spectacle de l’infirmier te nourrissant à la cuillère.
Qui a pensé, finalement, à te faire passer cette radio ? La tumeur était déjà si grosse. Nous avons enfin compris.
Tu es morte le 7 avril 1974, un jour où les lilas fleurissaient.
Notre jardin est si beau, Rose. Je m’en suis occupé vingt-cinq ans. Je n’avais plus que ça à faire, sans toi. Tailler les buis, traiter les rosiers, planter les fleurs et les aromatiques. Comme si tu pouvais le voir. Comme si je pouvais retrouver ces années de bonheur, les reflets de ton visage, dans l’éclosion des couleurs au printemps.
Ton frère insistait pour que tu reposes dans le caveau de famille, derrière la chapelle du château. J’ai résisté aussi longtemps que j’ai pu – mais André avait treize ans, et, sans doute parce qu’il m’en voulait, il se ralliait violemment à l’idée de son oncle.
Nous avons porté tous trois le cercueil en terre, assisté par le Maire, sous les yeux d’une foule nombreuse. Quand le fossoyeur a soulevé la dalle de granit, j’ai vu les cercueils de tes parents.
Notre jardin est si beau, Rose. Vingt-cinq ans que j’y viens sans toi. Depuis ma retraite, en 1990, je m’y consacre encore davantage. Il le faut bien – je suis plus lent qu’avant, les travaux me semblent plus pénibles. Mais c’est la seule chose que j’ai à faire, entretenir les buis, et les rosiers.
C’est sans doute à cause de ton nom que m’est venue la passion des roses. J’ai créé cette roseraie, sans l’aide de personne, dans le coin ouest du jardin, à l’ombre des trois vieux cyprès.
Hier, c’était mon anniversaire. J’ai quatre-vingt trois ans. Ils sont venus pour le repas de fête – André, sa femme, son grand fils Antoine et mos deux arrières-petits-enfants. Ludovic était là aussi, avec une nouvelle amie. Elle me plaît bien, elle est douce, avec un beau visage. Elle s’est extasiée sur notre jardin, Comment faites vous pour avoir de si belles roses ? Avec de l’amour, Mademoiselle, de l’amour et du temps.
Et j’ai pensé à toi, Rose, qui dors sous les rosiers – je t’ai transportée dans mes bras depuis là-bas.